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Nouvelle session de cours d'épigraphie égyptienne en novembre 2013
Rémunération des prestations au Nouvel Empire

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De Cédric Chaillol
2005-10-09
 
Bonjour à tous,

J'écris un livre-jeu de découverte de la civilisation pharaonique située
dans l'Egypte du Nouvel Empire et certains aspects de la vie quotidienne
me laissent dans l'expectative. Etant admis que l'Egypte est régie par
une économie étatique en marge de laquelle un système d'échanges privés
fondé sur le troc autorise le transfert de biens au niveau local, qu'en
est-il des services plus "abstraits" ? Comment sont rémunérés les
barbiers qui passent de maison en maison, ou les tenanciers
d'établissements comme les tavernes ? Qu'en est-il des passeurs qui
assurent les liaisons entre les deux rives du Nil ? Ces prestations
sont-elles identifiées, prises en compte par l'administration et
rémunérées par l'état ou les particuliers qui recourent à ces services
doivent-ils fournir directement une contrepartie ? Et sous quelle forme
? Classiquement huile et grain au coup par coup, ou sous forme de crédit ?
Plus prosaïquement, paie-t-on sa bière dans les tavernes égyptiennes ?

Merci de m'éclairer et désolé pour cette question, sans doute en deça du
standard habituel des discussions ayant cours ici.

Cordialement

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De Henri Doranlo
2005-10-09
 
Deux reférences facilement accessibles :
TGH James, Le peuple de Pharaon, Le Rocher (Ch. 9 Economie domestique). Tout
y est dit.
Collectif, Le commerce en Egypte ancienne, BE 121, IFAO (articles plus
spécialisés, dont un de Renaud de Spens soit dit en passant)
On retrouve dans les deux ouvrages la même scène de marché (Ancien Empire)
qui montre le fonctionnement d'une économie de troc. On achète un produit en
échange d'un autre produit (alimentaire ou artisanal). Si le produit acheté
coûte cher, le montant est évalué par référence à l'or, l'argent ou le
bronze, comme s'il avait une valeur monétaire. Cela permet à l'acheteur de
rassembler la "somme" a additionnant la valeur de différents produits,
quitte a emprunter chez les uns ou les autres ce que chacun peut lui prêter
jusqu'à avoir réuni l'équivalent de la "somme" demandée. Dans ce système
d'entraide, chacun est tour à tour prêteur ou emprunteur. Pour des achats
importants il fallait parfois produire des témoins tant pour cautionner la
"solvabilité" de la personne que pour être témoin de l'acte (notarié)
enregistré par le scribe.
Pour consommer une bière il suffisait d'avoir quelque chose à offrir en
échange, n'importe quoi qui équivalle au prix de la boisson.

Voilà pour l'essentiel, si précisions souhaitées il y a bien d'autres
références d'articles à consulter en bibliothèque

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De Renaud de Spens
2005-10-21
 
Rajoutons que l'économie égyptienne est largement étatisée. La plupart des
anciens Egyptiens travaillent pour l'Etat, et disposent d'un certain nombre
d'avantages en nature ou de rations. Beaucoup de fonctionnaires sont payés
en grande quantités de pain et de bières, produits dans les ateliers des
temples ou des domaines d'Etat. Leurs maisonnées vont ensuite échanger le
surplus de ces produits sur les marchés privés.

Typiquement, un ancien Egyptien est le membre d'une communauté villageoise
organisée, avec un système de crédit (on connait celui qui vient "acheter"
une bière - soit dit au passage, les "maisons de la bière" ne vendaient pas
que de la bière... et proposaient aussi parfois la compagnie de jolies
hôtesses). Il y a plusieurs unités de compte en Egypte ancienne, et il faut
bien comprendre que l'absence de monnaie physique jusqu'à l'époque saïte ne
porte aucun préjudice à l'exactitude de la comptabilité, et à l'existence
d'une monnaie invisible certes, mais utilisée constamment comme référence
pour donner une valeur universelle aux biens. Celui qui vient acheter de la
bière ne paye donc peut-être pas toujours comptant, mais l'aubergiste
l'inscrit probablement sur un registre (en fait, on n'a pas d'exemples de
registres d'aubergiste, mais beaucoup de registres de fournitures de
services ont été retrouvés), et la dette devient elle même une sorte de
monnaie, pouvant être échangée ou soldée. Chaque établissement marchand est
donc aussi un peu une banque, ce qui explique aussi pourquoi les banques
n'existent pas en Egypte ancienne.

Lorsque l'Egyptien part en voyage, ce qui reste assez rare, sauf chez les
fonctionnaires royaux en mission et les marchands, il s'insère aussi dans un
système de crédit et d'hospitalité. Il lui faut en général soit être déjà
connu dans les endroits où il va, soit être porteur de "lettres de créances"
qui le présentent, écrites par un haut fonctionnaire, qui devient donc le
garant financier et moral du voyageur. En général aussi, il apporte quelques
cadeaux pour le faire entrer dans le système des dons et contre-dons qui
caractérise l'hospitalité.

C'est donc un système tout à fait sophistiqué. Il est intéressant de
constater que la monnaie physique n'est absolument pas nécessaire à une
économie développé, contrairement à ce que l'on pouvait penser avant. De
surcroît, des travaux récents montrent que l'apparition de la monnaie
physique n'a en fait qu'un seul objet : donner plus d'argent à l'Etat.
L'Etat gruge en effet constamment sur les quantités de métaux précieux
utilisés dans la fabrication des monnaies, et leur donne une valeur faciale
supérieure à leur coût de production. Cela permet donc de financer
l'endettement de l'Etat par ce que l'on a appelé plus tard "la planche à
billet", pratique qui engendre bien sûr une spirale inflationniste. Voir
notamment le livre "Aux origines de la monnaie", dirigé par Alain Testart (avec un long article de Bernadette Menu).

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De Cédric Chaillol
2005-10-21
 
Merci infiniment pour cette réponse très complète. Elle clarifie
grandement les informations partielles que j'avais pu collecter jusqu'à
ce jour.
Cordialement

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De Renaud de Spens
2005-10-21
 
Un dernier détail, comme cette recherche d'information est destinée à un jeu
de rôle ou d'aventure.

Si vous voulez donner aux joueurs une véritable ambiance d'Egypte ancienne,
oubliez les tavernes et les hôtels qui sont le centre des pérégrinations des
joueurs dans l'univers heroic-fantasy.

Il y a certainement des sortes d'hôtels en Egypte ancienne (mais je ne crois
pas qu'on en ai retrouvé des traces archéologiques), mais ceux-ci doivent
être rares, et de bas de gamme, voire semi publics (exemple, pour les marins
de passage...). Mais un Egyptien en déplacement sera plutôt logé chez des
particuliers ou dans des institutions, et sera donc inséré dans ce système
de crédit et d'hospitalité. Il n'aura pas à s'occuper des vivres et des
menues dépenses, son hôte les lui fournira. Bien sûr, s'il est dépourvu de
lettres de recommandations, s'il n'est pas connu dans un réseau, et/ ou s'il
n'a pas de cadeaux, cela lui sera beaucoup plus difficile. Si en voyage il
compte acheter des biens assez chers, en pratique il sera pratiquement
obligé de faire un contrat qui stipulera clairement les biens qu'il devra
faire envoyer au vendeur. Il enverra une lettre ou un double du contrat à sa
maisonnée ou institution d'origine s'il s'agit d'une dépense de mission, qui
aura pour responsabilité de faire envoyer les choses demandées dans les plus
brefs délais, ou éventuellement de les passer en écriture débit/crédit (s'il
s'agit d'un échange d'institution à institution qui ont entre elles ce genre
de pratiques).

Quant aux tavernes ("maisons de la bière"), elles semblent être en Egypte
des établissement de mauvaise réputation, où les hommes viennent fuir pour
un temps leur famille ou leur univers social pour s'ennivrer tranquillement
ou fréquenter des prostituées (c'est en tout cas comme ça que nous les
présente la littérature satyrique). Il y avait peut-être aussi des
établissements mieux fréquentés ou en tout cas plus fréquentables, mais ils
n'ont laissé aucune trace dans la documentation.

P.S. : en me relisant je me suis aperçu que certaines choses n'étaient pas
forcémment évidente pour tout le monde, donc j'aimerais encore préciser que
:

contrairement au droit grec, dans lequel le contrat, pour être valide (on
dit "parfait" en droit), suppose la REMISE de la chose, le droit égyptien
considère comme aujourd'hui que le contrat est parfait dès l'échange de
consentement.

En d'autres termes, il n'est pas nécessaire d'attendre de recevoir le
paiement pour remettre un bien ou effectuer un service (sauf, bien sûr, si
le contrat le stipule). Le contrat oblige les parties dès qu'il est conclu
(comme en droit moderne).

Le contrat peut être bien sûr oral ou écrit. L'écrit sera préféré voire
obligatoire comme aujourd'hui pour tous les montants importants (achats
immobiliers notamment, contrats de travail...) et les commandes
administratives (pour limiter la corruption), parce que sa preuve est plus
facile à rapporter en cas de litige.

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De Cédric Chaillol
2005-10-21
 
Je vous remercie à nouveau de vous pencher sur mon cas !
Effectivement, ce genre de considérations pratiques était au coeur de ma
réflexion. Compte tenu de l'organisation sociale égyptienne, nous avons
choisi de ne pas laisser la possibilité aux joueurs de reproduire les
schémas classiques de l'heroic fantasy.
Aussi importante que la création du personnage est son insertion dans le
tissu socio-professionnel, et le jeu s'efforce de mettre en valeur le
fait qu'il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de tourner
volontairement le dos à son environnement pour partir à l'aventure sur
une initiative totalement personnelle (du moins pas sans conséquences).
Nous avons estimé qu'une des caractéristiques de la civilisation
pharaonique était sa cohésion et une gestion planifiée des ressources
dont, évidemment, les hommes et leur travail font partie. Plutôt que de
marginaliser les personnages en leur permettant de voyager sans raison
de ville en ville et de les priver de nombreux aspects de la culture
pharaonique, nous souhaitons que les joueurs ressentent leur
appartenance à une entité complexe et où ils tiennent une place bien
identifiée.
Bien sûr, afin que les personnages ne soient pas limités à leurs
activités professionnelles (il s'agit d'un jeu, ne l'oublions pas, avec
son inévitable dimension romanesque), nous avons introduit un artifice
ludique qui permet aux joueurs de disposer d'une certaine latitude
d'action tout en étant en règle avec leurs institutions respectives. Ils
ne sont ni des freelances, ni des "mercenaires" mais interviennent pour
un notable préalablement identifié et détaillé qui légitime leur action,
les recommande, leur permet, justement, de gérer de manière plausible
d'éventuels achats de biens ou de services.
Même si le choix d'un groupe de personnages en marge de la société est
envisageable, il nous semblait, pour une première approche de ce
contexte, trop éloigné de l'ambiance que nous souhaitions faire passer.
Merci de m'avoir accordé cette petite parenthèse ludique
Bien cordialement

 

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22/10/2005
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