ARTICLES

Florence Gombert, « Le monde arabe, quelle définition? », 1999.

L'Institut du Monde Arabe à Paris a pour but d'établir un pont culturel entre le Monde Arabe et l'Europe. Mais un décalage apparaît entre le fondement politique sur lequel s'établit l'Institut - la Ligue Arabe - et ses vocations strictement culturelles. Dans un tel contexte, quelle définition donner de la culture arabe ?

L’ IMA propose une définition culturelle du Monde arabe partiellement fondée sur l'appartenance linguistique des pays membres. Le Monde Arabe serait le monde arabophone. Ses origines sont donc en partie recherchée dans l'histoire des pays de langues dites sémitiques anciennes. Dans le cadre de cette définition linguistique, s'entremêlent la langue, l'histoire et la géographie. D'après la Genèse, Sem, Cham et Japhet, fils de Noé, ont reçu leur pays chacun selon leur langue. Les philosophes du XVIIIe siècle ont, pour cette raison, divisé les langues connues par les hébreux en trois groupes: sémitiques, chamitiques et japhéites (ou indo-européennes). Mais, il reste que toute localisation précise de ces langues est difficile et que l'on recourt à une terminologie parfois floue pour parvenir à rendre compte de la réalité. L'égyptien antique est ainsi qualifié de « chamito-sémitique ». Plus clairement, les langues sémitiques partagent un caractère commun, qui n'est pas d'ordre territorial : leurs racines consonantiques extrêmement stables dans le temps. Il est donc tentant de relier le shamash akkadien au shams (soleil) arabe. Par ricochet, il devient presque légitime de reconnaître dans les civilisations millénaires du croissant fertile ou d'Arabie, les lointains précurseurs de la culture arabe. On notera dans l'exposition « Yémen, au pays de la reine de Saba » l'importance qui avait été accordée à la langue sud-arabique et celle qui est réservée au phénicien dans l'exposition sur le « Liban, l’autre rive ». Concernant les périodes postérieures à la conquête arabe on insistera moins sur le caractère sémitique de la langue, l'usage de l'arabe s'imposant peu à peu.

La langue n'est pas seulement un critère définissant, elle est aussi le vecteur d'une culture. En 1995, l'exposition « la médecine au temps des califes » développait d'ailleurs, en filigrane, l'idée que la science arabe était celle écrite en langue arabe. Les « itinérances » d'une cour à l'autre des médecins du Moyen Age autorisaient à dépasser les frontières politiques et à reconnaître que la culture et la pensée n'avaient d'autres limites que la langue et son support papier ou parchemin. L'aire géographique touchée par la science arabe débordait ainsi du Monde Arabe actuel. Pour autant, parlerions-nous de science anglo-saxonne parce que les scientifiques de notre temps s'expriment dans cette langue ? Les spécialistes de sciences arabes du Moyen Age ont sans doute insisté sur le facteur d'unité qu'a constitué la langue dans l'élaboration d'une science originale, mais ils avancent également qu'elle a pour particularité de s'être développée en terre d'islam. Qu'englobe la notion de terre d'islam?

Une civilisation arabo-musulmane

La notion de terre d'islam n'évoque pas une sorte d'uniformité confessionnelle sur un territoire donné, mais le fait que ce territoire est soumis au pouvoir de chefs musulmans. Parallèlement à la question de l'utilisation de l'arabe comme langue scientifique, cela pose le problème des interférences entre le pouvoir, la langue et la religion.

Le rôle du pouvoir politique sur l'élaboration de la culture arabe se joue notamment par le fait qu'il contribue à la diffusion de la langue arabe. Dès la période omeyyade, la politique des califes était d'imposer cette langue au sein de l'administration. Ainsi, la faveur dont elle jouit auprès des scientifiques du Moyen Age s'explique en grande partie par le fait qu'elle dominait à la cour. En outre, les califes agissaient comme des mécènes et commandaient de nombreuses traductions de manuscrits syriaques ou grecs en arabe. Cette langue de pouvoir est progressivement devenue de science et de culture.

L'accent porté sur la langue permet, par ailleurs, de ne pas identifier scientifiques arabes et scientifiques musulmans. Des médecins zoroastriens n'ont-ils pas été appelés à la cour des califes omeyyades ? Al-Maïmonide n'est-il pas un exemple éclatant de médecin philosophe juif écrivant aussi sa science en arabe? La culture arabe, comme nous l'avions définie, c'est-à-dire écrite en langue arabe, n'est donc pas nécessairement musulmane, même si au Moyen Age elle s'est épanouie en terre d'Islam. Cependant, si la langue arabe est celle des califes, si elle s'impose comme langue de pouvoir et par là même gagne les milieux scientifiques indépendamment des aspects religieux, il n'est guère possible de la considérer hors des influence de l'Islam.

En effet, cette langue s'est-elle imposée du fait de l'origine des conquérants et de leur domination politique, ou en raison du rôle assumé par les califes, successeurs de Mahomet et garants de la transmission d'une parole révélée en arabe ? Quelle est la part de la religion musulmane dans l'élaboration de cette culture ? La conquête arabe est indissociable de l'apparition de l'Islam qui en fût partiellement le moteur. L'Islam est à la base des lois, elle a participé de la formation théorique des grands scientifiques. Le pouvoir califal ne joue pas seulement un rôle unificateur favorisant les sciences arabes, notamment par la diffusion de la langue arabe, mais encore, il modifie la culture des peuples conquis par l'introduction d'une nouvelle source d'inspiration religieuse.

Notons que la diffusion de la religion permet aussi celle de la langue arabe et donc, de manière spiralée, l'élargissement de la sphère des influences culturelles possibles. Ainsi, les musulmans d'Inde, de Chine et d'ailleurs apprennent les éléments d'arabe nécessaires à la lecture du Coran. Sur la base de la religion, souvent indissociable de la politique, peuvent aussi, dans un mouvement inverse, s'exercer des influences venues de l'extérieur des pays de langue arabe. A titre d'exemple, l'Inde Moghole ou la Turquie ottomane ont contribué à la formation de la culture des pays arabes.

Se croisent une pensée et une science arabes, écrites en arabe, et une tradition musulmane sise sur un pouvoir politique qui, dans les limites des pays du Monde Arabe, tissent une civilisation qualifiée « d'arabo-musulmane ». De nos jours, en raison de la relation complexe qu'entretiennent toujours le pouvoir et la religion musulmane, la langue par laquelle a été révélé le Coran n'est pas seulement interprétée comme une langue de culture, mais aussi, et de plus en plus, perçue comme l'un des symboles de l'Islam. Il reste que l'ensemble des peuples conquis ne sont ni nécessairement de langue arabe, ni nécessairement musulmans.

Vers une définition historique

Comment considérer les minorités qui ne s'expriment pas en arabe ? La légitimité au sens strict de la langue berbère en Algérie a récemment soulevé ce délicat problème. Des réflexions parallèles ont cours dans les médias concernant le Soudan. Le problème se pose d'autant plus qu'il recoupe parfois celui de l'appartenance confessionnelle. Ce que la culture arabe n'intègre ni par la langue, ni par la religion, paraît voué à l'exclusion.

Elle peut cependant l'entraîner dans son sillage par l'appartenance territoriale, politique ou historique. Cette appartenance paraît bien complexe à définir. Il n'est plus guère possible de parler de terre d'Islam, les pays musulmans étant bien plus nombreux que les pays arabes et le droit à la laïcité peut être revendiqué par certains. L'identité arabe ne peut plus se forger autour d'un pouvoir califal. Elle se forge peut-être autour de l'histoire d'une terre commune à plusieurs groupes au fil du temps et qui fut conquise par les arabes. L'exposition « Jordanie, sur les pas des archéologues » retraçait l'histoire de ce pays en remontant le temps depuis la période omeyyade jusqu'au VIIe millénaire, liant ainsi des millénaire de civilisation suivant un fil directeur unique : l'occupation d'une terre.

L'Institut ne limite donc pas son propos à la période strictement postérieure à la conquête arabe ou aux origines de la langue arabe, l'approche de l'histoire antique voire de la préhistoire font également partie de ses attributions.

Ces problèmes de définitions de l'identité culturelle arabe étaient l'un des enjeux majeurs de l'IMA qui reste, à cet égard, un laboratoire. Par ailleurs, des expositions archéologiques dessinent également une définition de la culture arabe adaptée au public européen.

17/10/01

© Renaud de Spens, 2000-