INTERVIEWS

JEAN LECLANT, L'HOMME DES ETHIOPIENS

Agrégé de l’Université, docteur ès-Lettres, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, professeur honoraire au Collège de France, Jean Leclant est sans doute l’égyptologue le plus titré de France. Né le 8 août 1920 à Paris, archéologue de terrain, auteur de nombreuses publications dont plus de mille articles et notes, il est l’un des fondateurs des études méroïtiques. Nous l’avons choisi pour inaugurer une série d’entretiens avec les personnalités du monde égyptologique.

- Comment vous est venue la vocation de l’égyptologie et quel a été votre parcours?

Enfant, j’ai rêvé de l’Egypte. En ce temps-là il y avait le mastaba du Louvre, qui n’était pas installé où il est maintenant, mais sous les arcades du Louvre, et je rôdais par là, étant parisien. Le Tibet m’intéressait aussi. Ne voulant pas aller à Polytechnique, j’ai passé le concours de la rue d’Ulm et je suis entré à l’Ecole Normale Supérieure en Lettres.

Du jour au lendemain, les portes de l’Egyptologie m’ont été ouvertes par Jean Sainte Fare Garnot qui me donna deux heures de cours par semaine pendant une année entière, chaque mercredi après-midi. Dès l’année suivante, je suis allé chez Gustave Lefebvre.

La guerre est arrivée. J’ai fait différentes choses dans la zone sud pour échapper aux Allemands, puis je me suis engagé dans la Marine. Je suis devenu aspirant - midship - et j’ai été envoyé à Vienne, en Autriche. Cela m’a permis de bien apprendre l’allemand (j’ai été lecteur à l’université de Vienne). J’ai suivis des cours de haoussa et de vieux-nubien à l’Institut für Ägyptologie und Afrikanistik. C’est là que m’est venue l’idée de travailler sur la XXVe dynastie, car il n’y avait pas de travaux en ce domaine.

Quand je suis revenu, j’ai été pris au CNRS. J’ai suivi les cours de Pierre Lacau et de Pierre Montet. On m’a demandé de venir travailler au Louvre, de 1946 à 1948. J’y ai fait la connaissance de Jacques Vandier et de Mme Desroches-Noblecourt. En 1948 je suis parti à l’IFAO, au Caire. Immédiatement, j’ai été envoyé sur un chantier. Quand je suis arrivé à Karnak, la première matinée j’ai parcouru les ruines avec Clément Robichon. En marchant, il poussait l’herbe avec le pied. Au bout de trois ou quatre minutes il me dit :

- Tout à l’heure, quand j’ai poussé l’herbe, il y avait une pierre inscrite d’un cartouche, n’est-ce pas?

- Oui, un cartouche de Taharqa.

- Ah oui, parce que vous connaissez Taharqa ! (En ce temps-là vous savez, Taharqa n’était pas très connu). Que diriez-vous si nous regardions ce monument de Taharqa?

- Eh bien, c’est exactement pour ça que je suis venu travailler ici.

C’est ainsi que je suis devenu l’homme des Ethiopiens. Et là, par un jeu de mots comme les bureaux en connaissent, j’ai été envoyé en Ethiopie pour créer un service d’antiquités chez l’Empereur ! Par la suite, j’ai accompagné Michela Giorgini au Soudan, et j’ai travaillé pendant dix-sept ans avec elle, à Soleb, en plein cœur de la Nubie.

Puis Jean Sainte Fare Garnot est mort. Il a fallu reprendre le chantier de Saqqara.

Au cours de toutes ces années de missions, j’étais bien entendu rentré en France où la chaire de Strasbourg puis celle de la Sorbonne m’avaient été confiées. A la Sorbonne, j’étais très pris par l’enseignement et je souhaitais ardemment être plus libre. Quand Georges Posener a quitté son enseignement, j’ai été appelé à traverser la rue Saint-Jacques et je suis passé de la Sorbonne au Collège de France.

Entre temps j’avais été élu secrétaire perpétuel à l’Académie. Depuis je suis un « apparatchik ». C’est-à-dire que le plus clair de mon temps est consacré à la représentation, si bien que je ne peux faire de l’Egyptologie que le samedi et le dimanche, pendant les fêtes et pendant l’été. C’est pour ça que vous pouvez toujours me trouver ici l’été, à l’Institut, à « boulonner ».

- Quelles sont les perspectives des étudiants en égyptologie en France?

Mes chers amis, c’est là un problème très difficile. Certains de mes confrères diront : « vous arrivez à seize ans (pourquoi pas à dix d’ailleurs) à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Vous vous installez, vous écoutez et prenez des notes, vous emmagasinez des connaissances ». Très, très bien. Puis vous vous retrouvez à vingt-cinq ans et une question se pose : comment allez-vous faire bouillir la marmite ? La marmite égyptologique ne pèse pas lourd. Le CNRS ne propose même pas un poste par an, l’IFAO un à peu près tous les ans.

A mon avis, à côté des enseignements de spécialité, il faut suivre un cursus universitaire normal. Il existe, à différents niveaux, des concours nationaux. Si vous êtes agrégé, vous avez droit à un traitement d’agrégé.

Plusieurs fois j’ai expliqué qu’il y a plusieurs façons d’être égyptologue. Elles sont toutes valables. Certains vous diront avec raison qu’il faut des connaissances très sérieuses et précises en philologie. Mais on ne peut pas être un maître en philologie sans connaître l’archéologie! L’imbrication entre la philologie et l’archéologie égyptienne est étroite. De très grands savants ont travaillé sur des inscriptions de Thoutmosis III. Or certaines graphies pouvaient sembler étranges pour cette période. Je vais voir sur place. Au bout de cinq minutes, je m’aperçois que la paroi en question n’avait pas été gravée par Thoutmosis III, mais à l’époque ptolémaïque, dans le style de Thoutmosis III.

L’archéologie dépend beaucoup des conditions politiques. Si les chantiers sont ouverts, on peut travailler. Il peut y avoir aussi des situations de blocage ; cela arrive parfois dans le Moyen-Orient.

- Quel est l’état de la coopération égyptologique internationale?

C’est vous qui la créez. Elle est généralement bonne. Les endroits privilégiés pour faire les connexions se trouvent sur les chantiers de fouilles et les colloques. C’est pour cela qu’il serait très important que vous donniez la liste des colloques dans votre revue. Tout jeune doit s’habituer à aller dans les colloques. Là aussi, il y a quelques règles. Il faut parler l’anglais, l’allemand, éventuellement l’italien, c’est évident. C’est très bon et très formateur. Cela permet aussi de connaître les gens.

- Quelles sont les orientations actuelles de vos recherches ?

J’arrive au soir de ma vie, donc je n’ai plus qu’une idée : vider mes armoires. Ainsi pour les textes de la pyramide de Pépi Ier. J’ai commencé en 1963, je travaille dessus depuis trente-quatre ans. C’est pour ainsi dire terminé.

Maintenant je reviens aux textes de Téti. Puis après il faudra se tourner sur ceux de Mérenrê. Tout cela me mène dans les années 2005. C’est-à-dire que je ne verrai certainement pas les publications finales. Mais il y a à l’œuvre une excellente équipe. « Inch’Allah », tout cela est en bonne route.

Ensuite j’ai un très gros travail que je laisse en suspens car je ne trouve pas de collaborateurs. J’ai pourtant fait des offres entièrement ouvertes. Il s’agit du Répertoire d’épigraphie méroïtique qui demanderait six mois de travail à la personne qui voudrait s’en charger. C’est absolument merveilleux et c’est payant.

Il reste aussi les isiaques. J’ai à ce sujet avec Mme Gisèle Clerc un gros volume à peu près terminé concernant les monuments égyptiens et égyptisants trouvés en France.

Alors vous voyez, tout cela veut dire que je ne m’ennuie pas.

 

Entretien réalisé par, Johann Renard-Templier , Renaud de Spens et Benoît Lurson le 25 août 1997 à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris

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